Chapitre XVII
A bien des égards, Foudre avait eu plus de chance que bien d’autres mondes que Terra avait choisi d’attaquer. La manière normale de vivre des défenseurs, massivement protégés des monstrueuses tempêtes ravageant la surface de la planète, leur avait fait développer des conditions d’existence qui les mettaient bien à l’abri de tout sauf du plus intensif des bombardements spatiaux. Leur usage étendu de profonds tunnels sous les montagnes permettait à la plupart de leurs installations de résister à des attaques nucléaires. De plus, les nouvelles générations en étaient venues à accepter la violence de l’atmosphère planétaire comme une partie de leur environnement naturel, alors que les forces d’occupation terrienne n’étaient pas endurcies et considéraient les sombres et turbulents espaces déserts de la surface comme très proches de l’enfer.
Un autre facteur intervenait en faveur des défenseurs de Foudre : à cause de son isolement relatif, on connaissait très mal l’importance de sa population et sa répartition. Un gouvernement militaire avait été instauré mais l’administration planétaire destituée avait si bien saboté les archives que des régions entières, en particulier les complexes sous-marins de production alimentaire et les colonies minières souterraines, étaient en fait restées inconnues des nouveaux dirigeants. La petitesse des villes avait fait croire à tort aux Terriens que la population totale était probablement inférieure à cinquante millions d’âmes. Un véritable recensement, englobant les petites enclaves dispersées le long des côtes sinistres et déchiquetées, aurait quadruplé ce chiffre. La monumentale erreur venait de ce que les Terriens supposaient que la majorité des gens habitaient des villes ; il fallait une longue familiarité avec le mode de vie de Foudre pour se rendre compte que sur la planète des orages l’inverse était vrai.
Les poches apparentes de résistance contre lesquelles les Terriens avaient lancé leur commando fantôme perdu avaient été volontairement organisées par Garside Raad et les principaux éléments de la résistance réelle, amenés à accepter de rester cachés jusqu’à ce que le retour promis de Liam Liam leur fournisse une couverture spatiale. Personne, et moins encore les habitants de Foudre, ne se faisait d’illusions sur l’ampleur de l’holocauste si jamais le commandant des vaisseaux orbitaux décidait de rechercher la solution finale au « problème » de Foudre en lâchant quelques bombes infernales qui désintégreraient la planète. Mais les Terriens étaient apaisés par un simulacre de conquête, tandis que sous eux, autour et au-dessus d’eux, se déployaient soigneusement des forces invisibles.
L’invisibilité de ces forces était telle que l’action ne se déclencha pas près de Foudre mais à mi-chemin de Terra, où le vaisseau de communications chargé du relais FTL entre Terra et le Noyau rapporta la présence d’intrus dans son secteur de l’espace et demanda du secours. Peu après, un second rapport fut diffusé, annonçant que les intrus étaient passés sans incidents et qu’on n’avait plus besoin de secours. Les unités d’une chaîne orbitale de vaisseaux terriens qui s’étaient déjà portées à son aide furent rappelées ; si elles avaient poursuivi leur route, elles auraient découvert le vaisseau-relais original entièrement détruit et remplacé, un nouveau vaisseau sans insignes territoriaux, manipulant habilement les communications au lieu du relais FTL terrien. Cette substitution s’était faite si efficacement que personne, à part ceux qui l’avaient préparée et exécutée, ne savait ce qui s’était passé.
Ayant perdu son supérieur au cours de la précédente attaque de Liam, le commandant de la Réserve terrienne Ernst Rimini ne fut pas surpris de recevoir l’annonce de l’arrivée prochaine d’un nouveau commandant de secteur. Douloureusement conscient de l’incompétence de son propre commandement – il avait perdu les deux vaisseaux paraformateurs et tout un commando para-ion – Rimini s’était déjà résigné à être cassé de son grade et expédié dans un secteur plus dangereux. Dans cet état d’esprit, il fut moins diligent qu’il aurait pu l’être en vérifiant l’identité du vaisseau qui approchait, amenant son nouveau supérieur. Les documents personnels qu’il vérifia par l’intermédiaire du relais de communication furent rapidement confirmés par un message paraissant provenir de Terra et il accueillit ainsi le commandant de Secteur Mail sans se demander un instant pourquoi l’insigne terrien figurait sur un vaisseau de fabrication du Noyau.
Le commandant Mail était un homme peu ordinaire, avec un léger accent d’outre-monde qui aurait dû attirer davantage l’attention s’il n’avait été d’une laideur si engageante et n’avait possédé un esprit si profond et si pénétrant que le malheureux Rimini fut immédiatement forcé de défendre chacune des actions qu’il avait décidées. L’entrevue dura six heures au bout desquelles Rimini, se croyant totalement en disgrâce, reçut l’ordre de repartir immédiatement pour Terra pour une nouvelle affectation. Avec l’amertume et le cœur lourd d’un homme qui sait avoir gâché sa carrière, le commandant de Réserve fut transféré à bord d’un croiseur rapide et prit la direction de Terra et des Confins.
Rompant avec la tradition, le commandant Mail ne rassembla pas tout de suite une conférence des capitaines de la flotte, mais exigea des officiers qu’ils retrouvent tous les survivants et techniciens de l’ancien programme para-ion. Telle était la logique apparente de cette décision que le protocole fut oublié et les seuls restes du commando « fantôme » au sort funeste – sept membres de l’équipe technique qui se trouvaient à bord de vaisseaux de ravitaillement lors de l’épisode de l’enlèvement – furent promptement localisés et transférés à bord du vaisseau du commandant de Secteur.
Alors seulement, Mail organisa la conférence en exigeant non seulement la présence des capitaines de vaisseaux et de leurs seconds, mais aussi de tous les officiers supérieurs commandant les forces terrestres. Une telle demande était sans précédent mais promettait d’énormes changements de méthode dans la conduite de la campagne de Foudre et elle fut par conséquent doublement approuvée. Il n’y eut pratiquement pas un seul absent quand l’assemblée se réunit à bord du vaisseau-amiral et s’assit pour accueillir le nouveau commandant de Secteur. Cette attente dura peu, cependant, car une inexplicable explosion détruisit entièrement le vaisseau et tous ceux qu’il contenait.
Accablées et virtuellement sans chefs, les forces orbitales restantes se regroupèrent en hâte et envoyèrent un message via relais FTL pour rapporter à Terra leur fâcheuse situation et demander des instructions. Dans l’heure, la réponse arriva : « Suspendez toutes opérations contre Foudre. Attendez renforts. » Inutile de dire que la réponse ne venait pas de Terra mais d’un vaisseau non identifié dans la chaîne de relais ; pas plus que Terra ne reçut de rapport lui permettant de douter de la poursuite satisfaisante de la campagne de Foudre. Les forces orbitales continuèrent de tourner en attendant les renforts, sans savoir du tout dans combien de temps ils arriveraient.
Dans l’intervalle, le vaisseau qui avait amené le commandant de Secteur fatal avait quitté très discrètement l’orbite et atterri dans une cuvette abritée d’une chaîne de montagnes au-dessus de Bama. Sous la violence de l’orage, l'insigne terrien fut peu à peu lavé par la pluie battante et révéla sous la peinture son nom réel de Starbucket. Malgré l’impitoyable férocité des éléments, Liam Liam s’en élança en courant, Liam Liam qui ressemblait comme deux gouttes d’eau au commandant de Secteur présumé tué dans l’explosion du vaisseau-amiral. La ressemblance était d’autant plus parfaite que l’ancien agent se couvrait la tête avec une tunique d’uniforme portant les écussons, les étoiles et les médailles que seuls les commandants de Secteur terriens arboraient normalement.
Sous un surplomb rocheux dissimulant l’entrée d’un tunnel fortifié, Garside Raad, apparemment bien vieilli par ses démêlés avec les forces terriennes d’occupation, fut enchanté de voir Liam, mais une question assombrissait son front.
« Soyez le bienvenu, Liam ! Comment vont les choses là-haut ?
— En orbite ? C’est ce qui se rapproche le plus du chaos. Nous avons éliminé la plupart des hauts gradés du coin dans cette dernière explosion et nous interceptons toutes leurs communications avec Terra, en modifiant certaines de leurs instructions à notre gré.
— C’est encore plus beau que je n’espérais. Alors qu’est-ce qui vous ramène ?
— Quelques conseils de sagesse à vous donner. La situation en orbite ne peut durer longtemps. Les Terriens ont leurs défauts, mais ils ne sont pas stupides. Bientôt, ils vont envoyer par ici un corps expéditionnaire en reconnaissance. Quand il sera là, je pense que les représailles seront massives.
— Mais nous avons le temps de chasser d’abord les forces d’occupation ?
— Certainement, si c’est ce que vous voulez. Mais plus vous leur ferez de mal maintenant, plus vous aurez à souffrir ensuite, vous comprenez ? Je peux vous fournir une certaine couverture spatiale, mais je ne peux pas combattre une armada terrienne.
— Alors quel autre choix avons-nous ?
— La collaboration. Jouez la serviabilité, la soumission à vos maîtres terriens présentement en difficulté. Rejetez tous leurs malheurs sur un suppôt de Satan nommé Liam Liam et espérez de tout votre cœur qu’ils vous croient.
— Vous parlez sérieusement ?
— Je ne vous dis que la vérité, comprenez-vous ? Nous n’en sommes qu’aux premiers jours dans l’histoire de l’opposition à Terra. Si vous les combattez maintenant, ils vous écraseront. Acquiescez et beaucoup d’entre vous vivront pour voir des batailles plus égales.
— Même si je le voulais, Liam, je ne pourrais pas retenir les nôtres maintenant. C’est se battre d’abord et penser aux conséquences ensuite. Vous le savez bien.
— Je m’attendais à ça. C’est pourquoi j’ai tenu bon. Durant ma très brève carrière de commandant de Secteur terrien, je me suis appliqué à établir ce qu’ils avaient comme bombes infernales planétaires, là-haut sur orbite. Eh bien, ils en ont sept, toutes dans un même vaisseau-arsenal qu’ils gardent sur orbite lointaine par sécurité. C’est assez pour détruire vingt fois toute la vie sur Foudre. Si vous combattez les forces terrestres et si vous semblez gagner, ils seront tout à fait assez nerveux pour en lâcher une ou deux.
— C’est une perspective que nous avons déjà envisagée. Mais nous les combattrons néanmoins.
— Le bon patriote n’est pas celui qui meurt en défendant son territoire, c’est celui qui tue l’ennemi en l’attaquant.
— Ce qui veut dire ?
— Que je ne puis approuver l’héroïsme, même motivé ! La guerre est un jeu trop périlleux pour être conduit par des sentiments. Si vous voulez que je vous aide encore, j’aurai besoin d’une promesse solennelle.
— Laquelle ?
— En tentant de faire ma sortie à travers la chaîne de vaisseaux, j’essaierai de faire sauter de l’espace ce vaisseau-arsenal. Si je réussis, vous ne pourrez pas l’ignorer parce que l’éclair sera aussi brillant que mille soleils. Mais si j’échoue, ces armes resteront suspendues au-dessus de vos têtes. Dans ce cas, je veux votre promesse solennelle de ne pas attaquer, mais de rester humblement tranquilles jusqu’à ce que nous puissions affronter Terra à armes plus égales.
— C’est une cruelle exigence, Liam.
— C’est tout ce que je peux vous offrir. »
Garside réfléchit en silence pendant un moment.
« Je ne puis vous promettre plus que l’intention. Je ne sais pas si même moi, je serai capable de maintenir la population de Foudre passive sous la botte terrienne.
— Je me contenterai des bonnes intentions, dit Liam Liam. Et que Dieu se charge de notre avenir à tous ! »
Il est probable que la démoralisation de la flotte orbitale contribua au succès du mystère qui couvrit le retour du vaisseau de l’ancien commandant de Secteur, de la surface planétaire ; quoi qu’il en soit, le petit vaisseau regagna sa place sur orbite sans avoir à répondre à aucune interpellation, bien que sa mission eût donné lieu à beaucoup de spéculation. Le commandant de Secteur lui-même était présumé mort, mais l’impression qu’il avait faite sur les rares hommes à qui il avait parlé donnait à penser qu’il serait impertinent même d’interroger le capitaine de son vaisseau. On racontait à mots couverts que Mail avait été, en fait, en mission d’une importance galactique et que sa position affichée de commandant de Secteur avait fait partie d'une tentative compliquée et malheureuse de détourner l’attention des espions interstellaires. Euken Tor, qui commandait le petit vaisseau, n’échangeait que des communications de routine avec le reste de la flotte, sans confirmer ni démentir les bruits qui couraient.
Quand l’inattendu se
produisit, aucun des hommes chargés de la sécurité de la flotte n’y
était préparé et ne sut comment réagir
quand les détails devinrent évidents. Le petit vaisseau avait
dérivé peu à peu jusqu’à ce qu’il adopte l'une des orbites les plus
extérieures de la flotte proprement dite, une situation qu’il
occupa pendant plusieurs heures dans une apparente quiétude. Puis,
brusquement, il se mit à émettre des signaux urgents de détresse
et, en même temps, ses puissants moteurs se mirent soudain en
marche et le propulsèrent sur une tangente s’écartant de l’anneau
orbital.
Envisageant quelque emballement subit des moteurs ou même une possibilité de sabotage, les vaisseaux de protection observèrent avec fascination le petit engin qui accélérait à une allure véritablement stupéfiante, en fonçant à une vitesse folle vers les profondeurs de l’espace, tout en réclamant frénétiquement une assistance qu’aucun des vaisseaux en station ne pouvait lui fournir. Le drame fut à son comble quand on s’aperçut avec épouvante que si le petit vaisseau continuait sur sa trajectoire actuelle, il passerait singulièrement près du vaisseau-lanceur de bombes infernales, là-bas très loin sur son orbite de sûreté.
A ce moment, on
s’interrogea sérieusement pour savoir si le petit engin devait être
éliminé de l’espace par l’artillerie avant que le vaisseau infernal
soit en danger. Quand la décision fut enfin prise, il était trop
tard pour tenter de détruire le vaisseau emballé. Le dilemme fut
résolu par ce dernier lui-même : en passant près du vaisseau
diabolique, il dévoila un armement très supérieur dont l’éclat des
rayons fulgurants mit hors de service les écrans et les instruments
les plus perfectionnés de la flotte de guerre, et frappa de cécité
temporaire ou définitive de nombreux observateurs humains. Dans ces
circonstances, on ne put jamais déterminer l’exacte séquence des
événements mais il fut certain, une fois que le nuage de plasma se
fut suffisamment refroidi pour permettre un examen du secteur, que
le vaisseau infernal et le petit engin avaient disparu tous les deux. Cela n’avait
d’ailleurs plus aucune importance, car les forces terrestres sur
Foudre rapportaient déjà des attaques en masse par des insurgés qui commençaient à submerger et emporter
d'assaut leurs défenses.